CHAPITRE IV

Les bambous se teintaient de blanc et les érables avaient revêtu leur robe de brocart. Junko apporta à Kaede de vieux vêtements de dame Noguchi, dont elle défit avec soin les coutures pour les recoudre en tournant vers l’intérieur les parties fanées du tissu. Les jours étaient de plus en plus froids, et Kaede remerciait le sort de n’avoir plus à parcourir en tous sens les cours et les escaliers du château pendant qu’il neigeait sur la neige gelée. Ses tâches étaient moins astreignantes désormais : elle passait ses journées avec les femmes de la maison Noguchi, occupée à divers travaux d’aiguille, à écouter des histoires et composer des poèmes, à apprendre à tracer les caractères d’écriture des femmes. Mais elle était loin d’être heureuse.

Dame Noguchi trouvait à redire à toute sa personne. Elle avait une aversion pour les gauchères et ne cessait de comparer à son désavantage son aspect avec celui de ses propres filles, en déplorant sa haute taille et sa maigreur. Elle se déclarait choquée par les carences de l’éducation de Kaede dans presque tous les domaines, sans qu’il lui vînt à l’idée qu’elle-même pouvait en être responsable.

En prive, Junko célébrait la pâleur de Kaede, ses membres délicats et son épaisse chevelure. La jeune fille se regardait dans le miroir dès quelle en avait l’occasion, et songeait que peut-être elle était belle. Elle savait que les hommes la regardaient avec concupiscence même ici, dans la résidence du seigneur, mais tous lui faisaient peur. Depuis que le garde l’avait agressée, la proximité des hommes lui donnait la chair de poule. Elle avait l’idée du mariage en horreur. Dès qu’un invité se présentait, elle redoutait qu’il ne s’agît de son futur époux. S’il lui fallait paraître devant lui pour apporter du thé ou du vin, son cœur battait à tout rompre et ses mains tremblaient si fort que dame Noguchi décréta qu’elle était trop maladroite pour servir les hôtes et serait désormais confinée dans les appartements des femmes.

Elle devint la proie de l’ennui et de l’angoisse. Elle se querellait avec les filles de dame Noguchi, invectivait les servantes pour des bagatelles et se montrait même irritable avec Junko.

— Il faut marier cette fille, déclara dame Noguchi.

Et à la grande horreur de Kaede, un mariage fut promptement arrangé avec un membre de la suite de sire Noguchi. Des présents de fiançailles furent échangés, et elle reconnut l’homme qu’elle avait remarqué lors de son entrevue avec le seigneur. Il était vieux – trois fois son âgé –, avait déjà été marié deux fois et lui répugnait physiquement, mais il y avait encore pis. Elle avait conscience de sa propre valeur. Ce mariage était une insulte pour elle et pour sa famille, on la jetait au rebut. Elle passa des nuits à pleurer et perdit tout appétit.

Une semaine avant les noces, des messagers arrivèrent en pleine nuit, mettant la résidence en émoi. Dame Noguchi fit venir Kaede. Elle était furieuse.

— Vous n’avez vraiment pas de chance, dame Shirakawa. On a dû vous jeter un mauvais sort. Votre futur époux est mort.

Lors d’une fête en l’honneur de la fin de son veuvage, l’homme avait eu une attaque alors qu’il buvait avec des amis. Il était tombé raide mort au milieu des coupes de vin.

Kaede éprouva un soulagement sans bornes, mais fut rendue responsable de ce second décès. Deux hommes maintenant étaient morts à cause d’elle, et le bruit se répandit que quiconque la désirait bravait la mort.

Elle espérait que cette réputation découragerait tous les prétendants. Un soir cependant, alors que le troisième mois touchait à son terme et que les arbres brillaient de l’éclat de leurs feuilles nouvelles, Junko chuchota à son oreille :

— Un homme du clan des Otori sollicite votre main, maîtresse.

Elles étaient en train de broder et Kaede, distraite de son rythme régulier, se piqua si fort avec son aiguille qu’elle se mit à saigner. Junko se hâta de retirer la soie avant qu’elle ne soit tachée.

— Qui est-ce ? demanda la jeune fille en portant son doigt à sa bouche où elle sentit le goût salé de son propre sang.

— Je ne sais pas au juste. Mais il a l’approbation de sire Iida lui-même, et les Tohan tiennent à sceller l’alliance avec les Otori. De cette façon, ils contrôleront l’ensemble du pays du Milieu.

— Quel âge a-t-il ? interrogea Kaede d’un ton contraint.

— On l’ignore encore, maîtresse. De toute façon l’âge d’un mari est sans importance.

Kaede se remit à sa broderie : des grues blanches et des tortues bleues sur un fond rose foncé – une robe de mariée.

— Je souhaite ne jamais terminer cette robe !

— Réjouissez-vous, dame Kaede. Vous allez quitter cet endroit. Les Otori vivent à Hagi, au bord de la mer. C’est un parti honorable pour vous.

— Le mariage me fait peur.

— On a toujours peur de ce qu’on ignore ! Mais les femmes finissent par y trouver du plaisir, vous verrez.

Junko se mit à pouffer.

Kaede se rappela les mains du garde, sa force, son désir, et sentit monter en elle un dégoût irrépressible. Ses propres mains, habituellement rapides et adroites, ralentirent leur rythme. Junko la réprimanda, mais sans méchanceté, et la traita tout le reste de la journée avec une grande douceur.

Quelques jours plus tard, Kaede fut convoquée par sire Noguchi. Elle avait entendu des chevaux arriver au galop et des étrangers pousser des cris, signe que des invités venaient, mais elle s’était tenue à l’écart comme à son ordinaire. Elle tremblait quand elle pénétra dans la salle d’audience, mais eut la surprise et la joie d’y découvrir son père assis à une place d’honneur, à côté de sire Noguchi.

Elle s’inclina jusqu’à terre, et vit le visage de son père s’illuminer. Elle était fière qu’il la trouve cette fois dans une position plus honorable, et se jura de ne jamais être pour lui une cause de chagrin ou de déshonneur.

Quand elle reçut la permission de s’asseoir, elle tenta de l’observer discrètement. Ses cheveux s’étaient clairsemés et grisonnaient, des rides nouvelles sillonnaient son front. Elle brûlait d’envie d’avoir des nouvelles de sa mère et de ses sœurs, et espérait qu’on lui accorderait de passer un moment seule avec lui.

— Dame Shirakawa, commença sire Noguchi. Nous avons reçu une offre de mariage pour vous, et votre père est venu donner son consentement.

Kaede s’inclina derechef en murmurant :

— Sire Noguchi.

— C’est un grand honneur pour vous. Ce mariage scellera l’alliance entre les Tohan et les Otori et unira trois familles anciennes. Sire Iida en personne assistera à vos noces. Il a même tenu à ce qu’elles aient lieu à Inuyama. L’état de santé de votre mère laissant à désirer, dame Maruyama, une parente de votre famille, vous conduira à Tsuwano. Votre futur époux est Otori Shigeru, un neveu des seigneurs Otori. Il vous retrouvera avec sa suite à Tsuwano. Je ne crois pas qu’il y ait d’autres dispositions à prendre. Tout va pour le mieux.

En l’entendant évoquer la mauvaise santé de sa mère, Kaede avait aussitôt tourné les yeux vers son père. Elle entendit à peine ce que sire Noguchi dit ensuite. Ce ne fut que plus tard qu’elle se rendit compte que toute l’affaire avait été conclue de manière que le seigneur eût le moins de dérangement et de dépense possible : quelques robes pour le voyage et les noces, peut-être une servante pour accompagner la future épouse. Il avait su tirer son épingle du jeu, cela ne faisait pas de doute.

Il plaisantait maintenant à propos de la mort du garde. Kaede se sentit rougir. Son père garda les yeux baissés. « Je suis heureuse qu’il ait perdu un homme à cause de moi, pensa-t-elle férocement. Puisse-t-il en perdre encore cent. »

Son père devait rentrer chez lui dès le lendemain, la maladie de sa femme lui interdisant de prolonger son séjour. Sire Noguchi était de si bonne humeur qu’il l’exhorta à passer un moment avec sa fille. Kaede conduisit son père dans la petite pièce donnant sur le jardin. L’air était chaud, chargé d’effluves printaniers. Une fauvette chantait dans le pin. Junko leur servit le thé, et sa politesse pleine de prévenance éclaircit l’humeur du père de Kaede.

— Je suis content que tu aies au moins une amie ici, Kaede, murmura-t-il.

— Comment se porte ma mère ? demanda-t-elle avec anxiété.

— Je voudrais pouvoir te donner de meilleures nouvelles. Je crains que la saison des pluies ne l’affaiblisse encore davantage. Cependant l’annonce de ce mariage l’a revigorée. Les Otori sont une grande famille, et il semble que sire Shigeru soit un homme de bien. Sa réputation est excellente. Il est à la fois aimé et respecté. C’est un bon parti – meilleur que nous n’aurions pu l’espérer.

— Alors j’en suis moi-même heureuse, mentit-elle pour lui faire plaisir.

Il regarda les cerisiers du jardin, chacun ployant sous les fleurs, perdu dans le rêve de sa propre beauté.

— Kaede, à propos de la mort de ce garde…

— Ce n’était pas ma faute, dit-elle précipitamment. Le capitaine Araï a agi pour me protéger. Le seul coupable, c’était le garde.

Il soupira.

— On raconte que tu es un danger pour les hommes, que sire Otori ferait mieux de se méfier. Il ne doit rien arriver qui puisse faire obstacle à ce mariage. C’est bien compris, Kaede ? S’il venait à échouer, et s’il était possible de t’en rendre responsable, notre vie à tous ne tiendrait plus qu’à un fil.

Kaede s’inclina, le cœur lourd. Son père était comme un étranger pour elle.

— Pendant toutes ces années, tu as dû supporter la lourde charge de garantir la sécurité de notre famille. Ta mère et tes sœurs sont malheureuses de ton absence. Moi-même, j’agirais différemment si je pouvais revenir en arrière. Peut-être si j’avais pris part à la bataille de Yaegahara, si je m’étais rallié à Iida dès le début, au lieu d’attendre de voir qui aurait la victoire de son côté… mais c’est du passé, tout cela, on ne peut plus rien y changer. À sa manière, sire Noguchi a rempli ses engagements. Tu es vivante, tu vas faire un bon mariage. Je sais que nous pouvons compter sur toi pour ne pas nous décevoir maintenant.

— Père, dit-elle alors qu’une légère brise se levait soudain sur le jardin, faisant voltiger sur le sol comme de la neige les pétales rose et blanc.

Son père s’en alla le lendemain. Kaede le regarda s’éloigner à cheval avec les hommes de sa suite. Ils avaient été attachés à sa famille avant même qu’elle fût née, et elle se rappelait encore les noms de certains d’entre eux : Shoji, le meilleur ami de son père, et le jeune Amano, qui n’avait que quelques années de plus qu’elle. Ils passèrent sous le porche du château, et les sabots de leurs destriers piétinèrent les fleurs de cerisier jonchant les marches basses de la rampe de pierre. Elle courut au pont pour les regarder disparaître le long des rives du fleuve. Puis la poussière retomba, les chiens de la ville se calmèrent : ils étaient partis.

La prochaine fois qu’elle reverrait son père, elle serait une femme mariée, rendant la visite d’usage à ses parents.

Kaede retourna dans la résidence, en prenant un air furieux pour tenir à distance son envie de pleurer. Son humeur ne s’améliora pas quand elle entendit une voix étrangère. Une femme bavardait avec Junko. C’était le genre de bavardage qu’elle méprisait par-dessus tout, où l’oratrice affectait une voix de petite fille et ponctuait son discours de petits rires aigus. Rien qu’à l’entendre, elle imaginait la fille : minuscule, avec des joues rondes de poupée et une démarche sautillante d’oiseau, sans oublier une tête agitée d’un mouvement perpétuel.

Elle se précipita dans la pièce, et découvrit Junko et l’inconnue occupées à coudre et à plier ses vêtements afin de mettre la dernière main à son trousseau. Les Noguchi ne perdaient pas leur temps pour se débarrasser d’elle. Des corbeilles en bambou et des boîtes en bois de paulownia étaient prêtes à être emballées. À cette vue, Kaede se sentit encore plus contrariée.

— Que fabrique cette personne ici ? demanda-t-elle avec humeur.

La fille s’aplatit sur le sol avec une humilité outrée, comme Kaede s’y attendait.

— Voici Shizuka, dit Junko. Elle accompagnera dame Kaede à Inuyama.

— Je n’en veux pas, répliqua Kaede. Je veux que ce soit vous qui veniez avec moi.

— Maîtresse, il m’est impossible de partir. Dame Noguchi ne me le permettrait sous aucun prétexte.

— Alors dites-lui d’envoyer quelqu’un d’autre.

Le visage toujours plaqué contre le sol, Shizuka émit un son qui ressemblait à un sanglot. Convaincue qu’elle jouait la comédie, Kaede resta impassible.

— Vous êtes hors de vous, maîtresse. La nouvelle du mariage, le départ de votre père…, dit Junko pour essayer de l’apaiser. C’est une bonne fille, très jolie, très maligne. Assieds-toi, Shizuka, laisse dame Shirakawa te regarder.

La fille se redressa, mais sans regarder Kaede en face. Des larmes s’écoulaient de ses yeux baissés. Elle renifla une ou deux fois et implora :

— Je vous en prie, noble dame, ne me renvoyez pas. Je ferai tout pour vous complaire. Personne ne prendra soin de vous aussi bien que moi, je vous le promets. Je vous porterai quand il pleuvra, je vous réchaufferai les pieds quand il fera froid.

Ses larmes semblaient taries et elle se remit à sourire.

— Vous ne m’aviez pas avertie de la beauté de dame Shirakawa, dit-elle à Junko. Pas étonnant que les hommes meurent pour elle !

— Ne parlez pas ainsi ! s’écria Kaede.

Irritée, elle s’avança jusqu’à la porte donnant sur le jardin. Deux jardiniers ôtaient une à une les feuilles déparant la mousse.

— Je suis lasse d’entendre ces bruits sur mon compte.

— Ils ne cesseront jamais de courir, observa Junko. Cette réputation fait désormais partie de votre vie, noble dame.

— J’aimerais bien que les hommes meurent pour mes beaux yeux, s’exclama Shizuka en riant. Mais ils ont l’air de m’aimer et de m’oublier aussi aisément que je les aime et les oublie moi-même !

Kaede ne se retourna pas. La jeune servante s’approcha à genoux des boîtes et se remit à plier les vêtements en chantonnant doucement. Sa voix était limpide et juste. Elle chantait une vieille ballade où il était question d’un petit village dans la forêt de pins, d’une fille, d’un jeune homme. Kaede se dit qu’elle lui rappelait son enfance, et se rendit compte alors clairement qu’elle ne serait plus jamais une enfant, qu’elle allait épouser un étranger, qu’elle ne connaîtrait jamais l’amour. Dans les villages, peut-être, les gens pouvaient tomber amoureux. Mais pour quelqu’un dans sa position, ce n’était même pas la peine d’y penser.

Elle traversa la pièce à grands pas, s’agenouilla près de Shizuka et lui arracha des mains les vêtements.

— Si vraiment vous voulez plier ces vêtements, faites-le correctement !

— Oui, noble dame.

Shizuka s’aplatit de nouveau sur le sol, en écrasant au passage quelques robes.

— Merci, maîtresse, vous ne le regretterez jamais !

S’asseyant de nouveau, elle murmura :

— On dit que sire Araï s’intéresse de près à dame Shirakawa. Il semble qu’il ait à cœur que votre honneur soit respecté.

— Tu connais Araï ? demanda Kaede d’un ton brusque.

— Je suis originaire de sa ville, maîtresse. De Kumamoto.

Junko eut un large sourire.

— Je puis vous quitter l’esprit en repos, maintenant que je sais que Shizuka prendra soin de vous.

C’est ainsi que Shizuka entra dans la vie de Kaede, pour qui elle était une source à la fois d’irritation et d’amusement. Avide de commérages, elle répandait des rumeurs sans le moindre scrupule, et ne cessait de disparaître dans les cuisines, les écuries, le château, pour revenir chargée d’une riche moisson de nouvelles. Tout le monde l’aimait, et les hommes ne lui inspiraient aucune crainte. Pour autant que Kaede pouvait en juger, c’étaient plutôt eux qui la redoutaient, intimidés par ses taquineries et ses reparties assassines. À première vue, elle paraissait brouillonne, mais en fait elle s’occupait de Kaede avec un soin méticuleux. Elle la massait pour dissiper ses migraines, lui apportait des onguents à base d’herbes et de cire d’abeilles pour assouplir sa peau veloutée, épilait ses sourcils pour leur donner une forme plus gracieuse. Kaede finit par compter sur elle, et même par lui faire confiance. Shizuka savait la faire rire malgré elle, et la mettait pour la première fois en contact avec ce monde extérieur dont la jeune fille avait été isolée.

C’est ainsi que Kaede apprit les relations difficiles existant entre les clans, les rancunes tenaces laissées par la bataille de Yaegahara, les alliances qu’Iida tentait de conclure avec les Otori et les Seishuu, les manèges incessants d’hommes se disputant le pouvoir et se préparant encore à une nouvelle guerre. Elle entendit aussi parler pour la première fois des Invisibles, qu’Iida accablait de persécutions auxquelles il exigeait de surcroît que ses alliés se joignissent.

Elle n’avait jamais entendu parler de gens de cette sorte, et elle crut d’abord qu’ils n’existaient que dans l’imagination de Shizuka. Un soir, cependant, cette dernière abandonna sa gaieté ordinaire pour lui murmurer d’un air abattu qu’un groupe de villageois avaient été amenés à Noguchi, enfermés dans des cages d’osier. Ils devaient rester suspendus aux murs du château jusqu’au moment où la faim et la soif apporteraient un terme à leurs jours. En attendant, les corbeaux béquetaient leurs corps encore vivants.

— Pourquoi ? Quel crime ont-ils commis ? interrogea Kaede.

— Ils prétendent qu’il existe un dieu secret qui voit toute chose. Ils disent qu’ils n’ont pas le droit de l’offenser ni de le renier, qu’ils aimeraient encore mieux mourir.

Kaede frissonna.

— Pourquoi sire Iida les poursuit-il d’une telle haine ?

Shizuka jeta un coup d’œil par-dessus ses épaules, bien qu’elles fussent seules dans la pièce.

— Ils affirment que le dieu secret punira Iida dans l’au-delà.

— Mais Iida est le seigneur le plus puissant des Trois Pays. Il peut faire ce qu’il veut. Ils n’ont pas le droit de le juger.

L’idée que de simples villageois puissent porter un jugement sur les actions d’un seigneur paraissait grotesque à Kaede.

— Les Invisibles croient que tout le monde est égal aux yeux de leur dieu, que de son point de vue il n’existe pas de seigneurs. Il ne fait de différence qu’entre ceux qui croient en lui et ceux qui n’y croient pas.

Kaede fronça les sourcils. Elle comprenait qu’Iida veuille les éliminer. Elle aurait voulu poser d’autres questions, mais Shizuka changea de sujet :

— On attend dame Maruyama d’un jour à l’autre, maintenant. Une fois qu’elle sera arrivée, nous nous mettrons en route.

— Il fera bon quitter ce lieu de mort, dit Kaede.

— La mort est partout.

Shizuka prit le peigne et le passa dans les cheveux de la jeune femme avec des mouvements amples, réguliers.

— Dame Maruyama est une de vos proches parentes. L’avez-vous rencontrée quand vous étiez enfant ?

— Je ne m’en souviens pas. Je crois que ma mère est sa cousine, mais je ne sais presque rien d’elle. Tu l’as déjà rencontrée ?

— Disons que je l’ai vue, répliqua Shizuka en riant. Les gens comme moi ne rencontrent pas vraiment les gens de sa sorte !

— Parle-moi d’elle.

— Comme vous le savez, elle possède un vaste domaine dans le Sud-Ouest. Son mari et son fils sont morts, et sa fille, qui doit hériter d’elle, est retenue en otage à Inuyama. Il est de notoriété publique que la dame n’est pas une amie des Tohan, bien que son mari appartînt à ce clan. Sa belle-fille est mariée au cousin d’Iida. Le bruit a couru qu’après la mort de son époux, la famille de ce dernier avait fait empoisonner son fils. Iida a commencé par lui offrir de se remarier avec son frère, mais elle a refusé. On dit qu’il désire maintenant l’épouser lui-même.

— Il a certainement déjà une femme, et un fils, l’interrompit Kaede.

— Tous les enfants de dame Iida sont morts dans leur âge tendre, en dehors d’un fils qui a survécu, et elle est d’une santé très fragile. Son état peut devenir désespéré du jour au lendemain.

« En d’autres termes, il se pourrait qu’il la fasse assassiner, » pensa Kaede, mais sans oser le dire à haute voix.

— De toute façon, poursuivit Shizuka, on assure que dame Maruyama ne l’épousera jamais et refusera également de lui donner sa fille en mariage.

— Elle dispose elle-même de sa main ? Ce doit être une femme d’un grand pouvoir.

— Maruyama est le dernier des grands domaines à se transmettre de mère en fille, expliqua Shizuka. Cette particularité confère à sa maîtresse une autorité qui fait défaut au commun des femmes. De plus, elle a d’autres pouvoirs, qui semblent presque tenir de la magie. Elle ensorcelle les gens pour parvenir à ses fins.

— Tu crois à ce genre de choses ?

— Comment expliquer autrement qu’elle puisse s’en tirer ? La famille de son défunt époux, sire Iida et la plupart des Tohan seraient ravis de l’écraser, mais elle survit malgré son fils qu’ils ont tué et sa fille qu’ils gardent en otage.

Kaede sentit un mouvement de compassion lui étreindre le cœur.

— Pourquoi faut-il que les femmes souffrent ainsi ? Pourquoi ne jouissons-nous pas de la même liberté que les hommes ?

— Ainsi va le monde, répliqua Shizuka. Les hommes sont plus forts, et aucun sentiment de tendresse ou de pitié ne les retient. Les femmes tombent amoureuses d’eux, mais ils ne leur rendent pas leur amour.

— Je ne tomberai jamais amoureuse.

— Vous ferez bien ! approuva Shizuka en riant.

Elle installa les lits, et elles se couchèrent. Kaede pensa longtemps à la noble dame disposant d’autant de pouvoir qu’un homme, et qui avait perdu aussi bien son fils que sa fille. Elle songea à cette fille, retenue en otage dans la forteresse d’Iida à Inuyama, et son sort la remplit de pitié.

*

La salle de réception de dame Noguchi était décorée dans le style du continent. Portes et écrans s’ornaient de peintures représentant des paysages de montagnes et de forêts de pins. Elles déplurent à Kaede qui les trouva empesées, brillant de trop d’or et d’ostentation. Seule une scène à l’extrême gauche trouva grâce à ses yeux. Deux faisans y donnaient une impression de vie si intense qu’ils paraissaient sur le point de s’envoler. Les yeux luisants, la tête dressée, ils suivaient la conversation avec plus de vivacité que la plupart des femmes agenouillées devant dame Noguchi.

L’invitée de cette dernière, dame Maruyama, était assise à sa droite. Dame Noguchi fit signe à Kaede de s’approcher. La jeune fille s’inclina jusqu’au sol et écouta les propos hypocrites qui volaient au-dessus de sa tête.

— Bien entendu, nous sommes désespérés de perdre dame Kaede : elle a été comme une fille pour nous. Et ce n’est pas sans hésitation que nous imposons une telle charge à dame Maruyama. Nous demandons seulement que Kaede soit autorisée à vous accompagner jusqu’à Tsuwano. Les seigneurs Otori viendront la chercher là-bas.

— Dame Shirakawa se marie dans la famille Otori ?

Kaede fut séduite par la voix grave et douce qu’elle entendait. Elle leva presque imperceptiblement les yeux et aperçut les petites mains de la dame, qui les gardait jointes sur ses genoux.

— Oui, avec sire Otori Shigeru, ronronna dame Noguchi. C’est un grand honneur. Bien entendu, mon époux est très proche de sire Iida, qui lui-même désire cette union.

Kaede vit les mains fines se crisper au point de se vider de tout leur sang. Après un silence si long qu’il en devenait presque impoli, dame Maruyama dit :

— Sire Otori Shigeru ? Dame Shirakawa a certes beaucoup de chance.

— L’avez-vous déjà rencontré, dame Maruyama ? Je n’ai jamais eu ce plaisir.

— Je ne connais qu’à peine sire Otori, répondit-elle. Asseyez-vous, dame Shirakawa. Laissez-moi voir votre visage.

Kaede leva la tête.

— Que vous êtes jeune ! s’exclama la femme déjà mûre qui la contemplait.

— J’ai quinze ans, noble dame.

— Vous êtes à peine plus âgée que ma fille.

La voix de dame Maruyama était faible, presque éteinte. Kaede s’enhardit à regarder les yeux sombres, à la forme parfaite. Leurs pupilles étaient dilatées, comme sous l’effet d’un choc, et le visage de la dame était d’une pâleur qu’aucune poudre n’aurait pu lui donner. Puis elle parut se reprendre, et ses lèvres esquissèrent un sourire – mais ses yeux ne souriaient pas.

« Que lui ai-je fait ? » se demanda Kaede, éperdue. Elle s’était sentie attirée d’emblée par cette femme. Il lui semblait que Shizuka avait raison : dame Maruyama était capable d’obtenir ce qu’elle voulait de n’importe qui. Sa beauté était fanée, certes, mais les rides légères autour de ses yeux et de sa bouche ne faisaient étrangement que rendre plus intenses le caractère et la force émanant de ce visage. La froideur que Kaede y lisait à présent la blessait profondément.

« Elle ne m’aime pas, » se dit la jeune fille avec un sentiment accablant de déception.

Clan Des Otori
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